(...)
De ma fenêtre d’appartement, je vois une foule déchaînée, effrontée par sa bonne santé, sa soif d’acheter, de comparer, de détruire et casser. Les gens marchent, se bousculent, accélèrent, se doublent, parfois trébuchent. Ils se voient à peine. Dans un stress sempiternel, ils essayent de se tenir par la main, s'embrasser et vivre dans une insouciance créée de toutes pièces. Et si c’était moi ? Je me vois entrer dans la boutique en face, essayer un pantalon, un deuxième… oh, et puis non, ce sera plutôt ce chemisier rayé. Je me vois à la boulangerie en train d’acheter un croissant et deux pains au chocolat. Je me vois au rayon savon chez Zara Home hésiter entre green herbs et tangerine. Je me vois au Muji de Saint-Sulpice choisir des petits carnets et des stylos à pointe 0,5mm. Je me vois lire au Volksgarten à Vienne par une belle après-midi de juin. Je me vois en promenade avec des amis sur le boulevard Hausmann pour y découvrir les vitrines de Noel. La vie a des côtés plaisants qu’on réalise une fois arrêté.
J’ai sauté du train en marche et je le vois maintenant passer. Quid du quotidien viennois ? Le trouverai-je si amusant à mon retour ? Comment se déshabituer de prendre son temps ?
La douleur. Elle hante les journées et les nuits. Elle déstabilise. En toile de fond le souvenir de la première nuit à l’hôpital. Jamais je n’aurais imaginé que le corps humain puisse faire ressentir de pareilles douleurs. Les doigts se crispent, l’abdomen prend une crampe, les narines se mettent à vibrer, les lèvres se figent. On a l’impression de se cristalliser. On perd le contrôle de soi-même. La douleur règne en maîtresse dans un corps qu’on ne reconnaît plus comme étant le sien. On gémit, on crie, on hurle à chaque nouveau coup de marteau. Les yeux vacillent. Rapidement, l’infirmier arrive. Il administre une dose de morphine et essaye de rassurer, de calmer, de rationnaliser. Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous la douleur ? Au début, on dit 5, on ne s’avance pas trop. Puis lorsqu’on connaît les crises de douleur, on comprend le sens d’un 8 ou d’un 9. Mais qui n’a jamais osé dire 10 ? Ce chiffre-là, je le réserve pour l’innommable. Sans doute serai-je inconscient depuis longtemps à ce moment-là.
Deux semaines ont passé en amnésie sociale. J’ai évité de sortir, de peur que quelqu’un me bouscule, mais aussi parce que le corps n’y tient pas. Puis vient ce matin où, malgré la fatigue d’une nuit bâclée, la couleur du ciel rappelle combien il est bon de se promener, de sentir sur sa peau les rayons d’un soleil de printemps nouvellement sacré. Aucune motivation extérieure n’est alors nécessaire. Un peu comme les tortues marines gagnent la mer à leur naissance, un instinct profondément humain appelle à quitter son chez soi, à aller au contact de cette foule qu’on détestait encore quelques heures auparavant.
J’ouvre la porte cochère. La lumière du jour jaillit tel un jet d’eau impétueux. J’avance la tête au dehors. Ebloui par le soleil de midi, je la retourne aussitôt. Pour la première fois depuis mon retour imprévu, j’aperçois mon ombre. Je respire un grand coup et me lance. Il faut savoir se faire violence. La journée est admirable.
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De ma fenêtre d’appartement, je vois une foule déchaînée, effrontée par sa bonne santé, sa soif d’acheter, de comparer, de détruire et casser. Les gens marchent, se bousculent, accélèrent, se doublent, parfois trébuchent. Ils se voient à peine. Dans un stress sempiternel, ils essayent de se tenir par la main, s'embrasser et vivre dans une insouciance créée de toutes pièces. Et si c’était moi ? Je me vois entrer dans la boutique en face, essayer un pantalon, un deuxième… oh, et puis non, ce sera plutôt ce chemisier rayé. Je me vois à la boulangerie en train d’acheter un croissant et deux pains au chocolat. Je me vois au rayon savon chez Zara Home hésiter entre green herbs et tangerine. Je me vois au Muji de Saint-Sulpice choisir des petits carnets et des stylos à pointe 0,5mm. Je me vois lire au Volksgarten à Vienne par une belle après-midi de juin. Je me vois en promenade avec des amis sur le boulevard Hausmann pour y découvrir les vitrines de Noel. La vie a des côtés plaisants qu’on réalise une fois arrêté.
J’ai sauté du train en marche et je le vois maintenant passer. Quid du quotidien viennois ? Le trouverai-je si amusant à mon retour ? Comment se déshabituer de prendre son temps ?
La douleur. Elle hante les journées et les nuits. Elle déstabilise. En toile de fond le souvenir de la première nuit à l’hôpital. Jamais je n’aurais imaginé que le corps humain puisse faire ressentir de pareilles douleurs. Les doigts se crispent, l’abdomen prend une crampe, les narines se mettent à vibrer, les lèvres se figent. On a l’impression de se cristalliser. On perd le contrôle de soi-même. La douleur règne en maîtresse dans un corps qu’on ne reconnaît plus comme étant le sien. On gémit, on crie, on hurle à chaque nouveau coup de marteau. Les yeux vacillent. Rapidement, l’infirmier arrive. Il administre une dose de morphine et essaye de rassurer, de calmer, de rationnaliser. Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous la douleur ? Au début, on dit 5, on ne s’avance pas trop. Puis lorsqu’on connaît les crises de douleur, on comprend le sens d’un 8 ou d’un 9. Mais qui n’a jamais osé dire 10 ? Ce chiffre-là, je le réserve pour l’innommable. Sans doute serai-je inconscient depuis longtemps à ce moment-là.
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Deux semaines ont passé en amnésie sociale. J’ai évité de sortir, de peur que quelqu’un me bouscule, mais aussi parce que le corps n’y tient pas. Puis vient ce matin où, malgré la fatigue d’une nuit bâclée, la couleur du ciel rappelle combien il est bon de se promener, de sentir sur sa peau les rayons d’un soleil de printemps nouvellement sacré. Aucune motivation extérieure n’est alors nécessaire. Un peu comme les tortues marines gagnent la mer à leur naissance, un instinct profondément humain appelle à quitter son chez soi, à aller au contact de cette foule qu’on détestait encore quelques heures auparavant.
J’ouvre la porte cochère. La lumière du jour jaillit tel un jet d’eau impétueux. J’avance la tête au dehors. Ebloui par le soleil de midi, je la retourne aussitôt. Pour la première fois depuis mon retour imprévu, j’aperçois mon ombre. Je respire un grand coup et me lance. Il faut savoir se faire violence. La journée est admirable.
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