Wall Street vu par les Américains et Wall Street vu par les Français... plus que quelques heures de décalage horaire, l'expérience est consternante. Il y a quelques semaines, je voyais le film Cleveland vs. Wall Street, un documentaire de réalisation française poignant relatant les effets de la crise des subprimes sur les populations défavorisées de Cleveland. Des centaines de milliers de personnes à la rue, des quartiers détruits par le vandalisme, un combat associatif contre un regroupement de grosses banques... Ce soir, c'est Wall Street : l'argent ne dort jamais, du réalisateur Oliver Stone, que j'ai vu... une toute autre structure morale et construction du film... d'accord, c'est un film qui se veut "grand public"... certains dans la salle ont tout de même décroché après la première demi-heure. Quand on reste accroché au film, on se rend compte assez rapidement qu'il est ancré dans un schéma traditionaliste américain. Curieux pour un film qui se veut critique ? Le réalisateur, malgré de bonnes tentatives de montrer le côté ostentatoire et factice du monde bancaire, tombe dans le cliché hollywoodien. L'Atlantique qui sépare nos deux continents - et nos visions du monde - y est pour beaucoup, vraisemblablement.
Ce qui plaît dans le film, c'est l'arrivée d'un Michael Douglas à la peau neuve: le malin trader sort de prison, après huit ans de détention, avec un livre dénonçant les excès du système financier. Génial... mais en fin de compte on se rend rapidement compte qu'il est resté un voyou de la veille... on est dans la critique du système... il est impossible de changer des gens qui en veulent toujours plus - on ne parle ici que d'argent - et qui n'ont aucunes valeurs morales, aucune pensée à long terme. Keynes disait: à long terme, on est tous mort. Certes, mais on sait intégrer depuis 1936 aux modèles économiques la dynamique. Il y a encore la vie, à long terme, et si possible une vie où l'on est better off.
Wall Street montre une image sauvage des banques, un monde sans merci, un monde où l'on joue avec l'argent des autres, où l'on parle d'aléa moral à plusieurs reprises, comme si on allait acheter un camembert au monoprix. A ce moment, un quart de la salle a décroché.
Vient alors se greffer l'histoire kitsch américaine et qui fait pleurer... elle est dès le début sur les plaques à induction - cuisine américaine de trader oblige - à thermostat 2... ça mijote... le vieux directeur d'un grand groupe se suicide... c'est triste, on y verse quelques larmes, et heureusement le jeune trader héros du film demande sa copine en mariage... elle dit oui, quelle émotion forte dès lors, par effet d'annonces contre-balancées. D'un côté, on a le bien, la vie, les étapes de la vie à deux, la fille travaille dans un site "de gauche" (de quoi faire trembler bon nombre d'Américains). De l'autre, on a le mal, caractérisé par l'écran télévisé (il ne vient que des infos atroces par la télé durant tout le film), les directeurs de banques, les buildings new-yorkais. Le côté kitsch redouble de volume lorsque le couple s'apprête à investir dans une maison. Il touche son apogée (le périgée ?) lorsque Winnie - la fille - annonce à son fiancé qu'elle est enceinte. Malheureusement, une affaire de fric déguisée en histoire de famille vient ternir le bonheur qu'on leur souhaitait - en effet, sinon le film était fini...
A ce point, on est soit admiratif de cette histoire hollywoodienne admirablement ficelée pour cerveaux fatigués, lobotomisés par une semaine harassante. Le petit trader trouvera le film admirable. Enfin une prise de position honnête ! Il est toutefois autorisé de rester dubitatif, de se demander ce qu'on souhaite démontrer dans cette mascarade à deux sous - qui parle pourtant de milliards de milliards... de mille sabords ?
Oui, ce film a la platitude du billet de 1 dollar. Après un détour par Londres - eh oui, il faut bien rappeler que les Etats-Unis ne sont pas le seul pays à jouir d'un système financier si orienté vers le bien-être de l'humanité - on revient à New York pour un final où les plus déçus ne pourront verser une larme de crocodile. L'effet hollywoodien à la menthe fraîche ne fonctionne plus pour pleurer : il nous faudrait au moins des oignons de Roscoff. Winnie et son "mec" se retrouvent dans une rue de New York le soir - elle ne veut pas lui pardonner qu'il ait pris contact avec son père sans la prévenir. Soudain, sortant du noir comme un superhéros gentil, le père dit les mots qu'il faut pour réconcilier le couple : "j'ai fait virer les 100 millions de dollars sur le compte de cette entreprise de fusion nucléaire"... et voilà, c'est fini... tableau final: un couple heureux, un gâteau d'anniversaire pour les 1 ans du petit-fils, des gens heureux sur une terrasse new-yorkaise avec du champagne, et surtout des bulles... des bulles... de savon, rassurez-vous, quoiqu'elles sont propices à la spéculation, au sens de réflexion philosophique ici, vous en conviendrez.
Ce film est très bien si la critique, au-delà de celle de Wall Street et du système bancaire, si cette critique s'étend à la vie de patachon que mènent les acteurs de ce système qui disent en être les victimes ou le combattre. Ce film ne montre en rien les ravages du système, ignore la petite gens, reste dans un confort qui laisse songeur le citoyen moyen. Ce film est un navet si la critique se borne à Wall Street, si la romance en marge de l'histoire constitue ce à quoi tout bon américain et citoyen sorti du système éducatif US est censé aspirer... malheureusement je crains fort que c'est le cas... too bad...
Pour conclure sur une note positive, ce film met le doigt sur la signification multiple du terme "spéculer": spéculer, c'est réfléchir, méditer, en philosophie. En économie, c'est tout sauf réfléchir... deux significations à caractère antithétique qui invitent à de franches spéculations...